LINGUISTIQUE - Sociolinguistique

LINGUISTIQUE - Sociolinguistique
LINGUISTIQUE - Sociolinguistique

Le terme de sociolinguistique date, semble-t-il, des alentours de l’année 1960; auparavant, on parlait de sociologie du langage pour délimiter le même type d’investigation. Le problème que pose ce vocable est de savoir s’il recouvre un objet scientifique propre, distinct, par exemple et d’abord, tant de celui de la linguistique que de celui de la sociologie. Si l’on accepte de définir le concept de sociolinguistique comme désignant l’étude de rapports entre langage et société et vice versa, d’autres questions surgissent: quelle est la différence entre ce concept et celui d’ethnolinguistique (par exemple, lorsqu’un chercheur américain étudie le système des dénominations des espèces botaniques dans une civilisation des Philippines)? Ou bien avec celui d’anthropolinguistique (qui semble être à la fois le synonyme du premier terme et la somme des deux termes français ci-dessus)? Ou encore avec celui de géographie linguistique, ou de linguistique géographique , dans la mesure où, décrivant la situation spatiale des langues, cette discipline est amenée, soit pour décrire, soit pour expliquer, à faire entrer en jeu des facteurs sociaux tels que dominance politique, prestige culturel, courants économiques, mouvements de population, clivages par couches ou classes de population? Ou enfin, avec le concept de dialectologie , à propos duquel se posent les mêmes questions. On admettra que, soit par l’objet, soit par les démarches et les méthodes, ces cinq termes peuvent se trouver, selon la tradition nationale et culturelle du chercheur, souvent partiellement et parfois largement synonymes.

Dans l’état actuel des travaux, on admettra aussi que la sociolinguistique n’a pas un objet distinct, n’est pas un domaine propre, ni une discipline scientifique autonome à laquelle incomberait la solution des problèmes que ni la linguistique ni la sociologie ne pourraient aborder par leurs moyens classiques. Qu’il s’agisse de faits de langage éclairés plus complètement par les techniques sociologiques (comme dans l’étude du bilinguisme), ou plutôt de faits sociologiques étayés par une analyse d’indices linguistiques (cf. Labov, in Readings in the Sociology of Language ), on peut penser provisoirement qu’il s’agit là d’un bon exemple de travail pluridisciplinaire, où les deux disciplines, opérant ensemble ou plus souvent successivement, gardent leurs principes et leurs méthodes autonomes. Le fait que la sociolinguistique ainsi délimitée doive bien distinguer les problèmes qui se posent à trois niveaux, celui des rapports entre une langue et une société données, celui des rapports entre langage en général et société en général, et celui des rapports entre linguistique et sociologie (ou ethnologie, ou anthropologie), ne modifie pas le caractère foncier de travail interdisciplinaire qui définit le mieux actuellement la sociolinguistique.

William Labov, disciple d’Uriel Weinreich, lui-même formé par André Martinet, a continué les travaux de ces derniers. On ne comprend vraiment la parenté profonde de ces trois noms que si l’on prend en compte, et si on a lu de très près, la première enquête sociolinguistique de ce type, La Prononciation du français contemporain (1941, 1re éd. 1945) d’André Martinet, réalisée avec la collaboration du sociologue Jules Mougin, et le Dictionnaire de la prononciation française dans son usage réel (1973). Pour bien connaître également tout le passé, et même le présent récent avant Labov, du concept de situation , comme élément du sens d’un énoncé linguistique, on se reportera avec profit aux travaux de Claude Germain.

La définition même du terme de sociolinguistique est à la fois l’instrument et l’enjeu d’une sorte de conflit épistémologique, qu’on peut traduire brutalement par la question: Les sociolinguistes sont-ils de «vrais» linguistes? ou encore: La linguistique doit-elle tenir compte des critiques de la sociolinguistique? Il semble que les linguistes de formation soient majoritaires parmi les sociolinguistes; ce qui n’interdit pas de constater que la plupart de leurs travaux relèvent plutôt de la sociologie (ou de l’anthropologie) du langage.

Apparu aux États-Unis au début des années cinquante à propos d’un projet de recherche sur la relation entre langage et statut social (H. Currie, 1952), le terme est utilisé communément depuis les années soixante pour désigner un ensemble assez imprécis, très hétéroclite et sans cesse proliférant de travaux où se recoupent, pêle-mêle, des directions appelées ailleurs sociologie du langage, ethnolinguistique, anthropolinguistique, linguistique sociale, linguistique géographique, dialectologie, ou encore politique linguistique, psychologie sociale, etc. Cet ensemble forme un tout non cohérent: il n’est pas unifié, il n’est pas unifiable. On peut y repérer au moins douze domaines distincts: standardisation et planification des langues; comportement bilingue et multilingue; stratification sociale du langage; structure de la communication; attitudes envers le langage; ethnographie de la communication; gestique; pidginisation et créolisation; stylistique; variation linguistique; changement linguistique en cours; analyse du discours. S’il lui fallait regrouper cette diversité, la sociolinguistique devrait renoncer à se constituer en discipline et abandonner toute prétention scientifique. Constatant l’usage, il nous paraît inévitable de conserver l’adjectif sociolinguistique pour n’importe quel élément de ce fourre-tout. Mais il paraît utile de se servir du nom pour briser ce conglomérat en établissant au moins une bipartition. Il y a, d’un côté, tout ce qui se situe hors du terrain classique de la linguistique, et qui, laissant à celle-ci le soin d’étudier la machinerie intralinguistique, lui apporte complément ou suppplément en faisant ce qu’elle ne fait pas (l’étude, notamment, de l’utilisation de ladite machinerie: les usages du langage en société, en considérant soit l’acte même de l’usager de la langue, soit les relations entre usages et structures sociales). Il convient de distinguer, de l’autre côté, des travaux qui se placent au contraire sur le terrain précis de la linguistique actuelle (la grammaire des phrases de la langue) mais considèrent que la linguistique échoue en partie dans l’accomplissement de ses tâches parce qu’elle refuse de prendre en compte la «nature sociale de la langue», dont Ferdinand de Saussure disait pourtant qu’elle est «un de ses caractères internes». Ces recherches définissent une véritable discipline, qui n’est autre que la linguistique intégrant, pour atteindre ses buts propres, une activité sociologique théorique et pratique. Il ne s’agit pas d’une «nouvelle théorie du langage», mais d’une «nouvelle pratique linguistique qui livre des solutions décisives» (Labov). Cette forme spécifique de linguistique, qui tente de remettre l’étude de la langue sur ses pieds, nous lui réserverons le nom de sociolinguistique .

Il reste que la sociolinguistique ainsi définie ne trouve pas toute faite la sociologie dont elle a besoin; aussi doit-elle elle-même la développer, de sorte qu’elle produit nécessairement des résultats intéressant directement les sociologues: il s’instaure ainsi entre le pôle linguistique et le pôle sociologique des relations permanentes d’échanges. Aussi peut-on dire de la sociolinguistique à la fois qu’elle est une discipline distincte (i.e. la linguistique) et qu’elle bouscule les frontières disciplinaires.

1. Les précurseurs

Action du langage sur les faits sociaux?

Quand on définit la sociolinguistique comme l’étude des rapports entre langue, ou langage, et société, on peut envisager, ne serait-ce que pour des raisons d’exposé méthodique, soit une action de facteurs linguistiques sur des faits sociaux, soit au contraire une action de facteurs sociaux sur des faits de langue.

Le premier courant de recherches, qui est loin d’être illégitime en soi, reste le moins représenté dans les recherches; mais le petit nombre des travaux y est compensé par l’éclat des auteurs et des œuvres. Il s’agit d’abord, dans le deuxième quart du XIXe siècle, des thèses célèbres et controversées de Wilhelm von Humboldt. Il prétendait que toute langue contient en elle-même, de par sa structure (innere Sprachform ), une analyse du monde extérieur qui lui est propre et qui diffère de celle des autres langues. Par conséquent, apprenant une langue, on acquiert en même temps par là même une «vision du monde» spécifique: chaque langue serait un prisme qui nous imposerait une perception déterminée du monde non linguistique, y compris le monde social.

Cette philosophie du langage, longtemps négligée plutôt que combattue, a reparu au début du XXe siècle avec ce qu’on nomme le courant néo-humboldtien, surtout représenté par les linguistes allemands (J. Trier et L. Weisgerber notamment), qui s’efforçaient de mieux démontrer objectivement les intuitions de leur maître, non sans recourir encore trop souvent à des concepts aussi flous, pour ne pas dire plus, que le génie des langues ou même quelquefois le génie des races ou des peuples, baptisés «volonté communautaire», etc. Mais l’élaboration moderne la plus originale des thèses de Humboldt a été fournie par le linguiste américain Benjamin Lee Whorf, qui semble avoir ignoré totalement son prédécesseur. Au moyen de sa grande connaissance des langues amérindiennes, il multiplie les analyses qui tendent à prouver, selon ses propres termes, que «nous disséquons la nature suivant des lignes tracées d’avance par nos langues maternelles». Selon ces thèses, la langue commanderait donc toute la culture d’une civilisation, qu’elle prédéterminerait au sens propre du terme. Cette opinion peut produire des faits qui donnent matière à réflexion, comme lorsque Émile Benveniste montre que les catégories logiques de la pensée grecque sont moulées sur les catégories grammaticales de la langue grecque. Mais sous leur forme absolutiste, elles n’expliquent ni pourquoi les langues changent à l’intérieur d’une même vision du monde, ni pourquoi les visions du monde – surtout scientifiques – changent sans bouleverser les structures linguistiques intéressées: on continue à dire que «le soleil se lève».

Action des facteurs sociaux sur les langues

L’idée d’étudier scientifiquement les rapports entre une société et une langue est née, en Europe, dans le sillage de la pensée durkheimienne, en Amérique dans celui de l’ethnographie pratiquée selon la conception de Frantz Boas. Dès les années 1900, Antoine Meillet met au centre de sa recherche «les causes sociales des faits linguistiques»; il pense, avec excès, que «le seul élément variable auquel on puisse recourir pour rendre compte du changement linguistique est le changement social dont les variations du langage ne sont que les conséquences parfois immédiates et directes, et le plus souvent médiates et indirectes». Il va jusqu’à s’assigner comme tâche de «déterminer à quelle structure sociale répond une structure linguistique donnée». Ce programme était celui d’une théorie sociologique du langage, dans laquelle la linguistique devenait coextensive à la sociolinguistique encore à naître. La linguistique ultérieure pourra bien nuancer de telles formulations, parler de rapports ou de relations, voire d’isomorphisme (cf. Lévi-Strauss, ou Bock in Readings on the Sociology of Language ) entre faits linguistiques et faits sociaux plus volontiers que d’action de ceux-ci sur ceux-là, ou même de causes sociales des faits de langue, mais il s’agit bien là des mêmes tâches qu’énumérait déjà Meillet.

Lexique et société

Si tous les linguistes et sociologues d’aujourd’hui sont d’accord pour admettre l’existence de rapports entre langage et société, le désaccord, ou plutôt le désordre, reste grand dès qu’il s’agit de décrire la nature et l’extension de ces rapports. Toutefois, les conflits ne portent jamais sur les faits de vocabulaire. En effet, c’est le domaine où s’affirment à l’évidence les répercussions que les faits sociaux ont sur les faits linguistiques, même si le cheminement causal en est souvent fort complexe. C’est parce que les Français ont conquis et occupé pendant plus d’un siècle l’Algérie que nous possédons des mots comme gourbi , cagna , kif-kif , etc. C’est par le phénomène social des croisades que s’explique en français la présence de termes comme émir , coton , calife , etc. L’emprunt du mot étranger tout brut (cash flow ), le calque (économiquement faible , importé et traduit de l’allemand), toutes les interférences entre langues en contact, toute étude d’un bi-ou plurilinguisme fournissent un nombre infini d’exemples de ce type de relation triviale entre langue et société.

Phonologie et société

Comme les phonèmes d’une langue forment des systèmes formels où chaque élément est en corrélation étroite avec d’autres dans 80 p. 100 des cas, on peut penser que les langues en contact s’empruntent moins facilement leurs phonèmes respectifs que leurs monèmes. C’est ce qui se passe en effet dans l’ensemble. Mais comme chaque système phonologique, d’une part, ne jouit que d’un équilibre interne relatif, et que les groupes linguistiques en contact ont, d’autre part, des statuts (politiques, sociaux, culturels) différents, les systèmes s’influencent. C’est ainsi que le gallo-roman a inclus dans son système le phonème /h/ des langues germaniques, dont le h que nous appelons improprement aspiré est la survivance actuelle. C’est ainsi probablement que notre u ([ü]), ignoré du latin, provient peut-être du substrat gaulois, etc. Ici aussi, il est facile de mettre en évidence une action des faits sociaux sur les faits linguistiques. Il serait, en revanche, beaucoup moins aisé de montrer, comme quelques linguistes ont parfois tenté de le faire, qu’il existe des corrélations immédiates et directes entre un système phonologique et la structure d’une société ou d’un niveau de civilisation donnés. O. Jespersen, dans son Progress in Language (1894), avait tenté de démontrer qu’il en existe de telles – fort discutables – et que, par exemple, l’élimination des phonèmes d’articulation difficile ou la disparition graduelle de l’accent musical accompagnent la montée des langues vers des niveaux de civilisation plus élevés. Roman Jakobson, plus prudemment, a cherché (1936) des causes sociales aux faits de «contagion phonologique», c’est-à-dire à la «tendance de maints faits phonologiques [isolés, telle la présence de phonèmes palatalisés], par exemple à faire tache d’huile sur la carte», en liaison avec des facteurs géographiques et sociaux.

Morphologie et société

Ce fut longtemps un credo, qu’on empruntait à Meillet, de répéter que «les systèmes grammaticaux de deux langues [parce qu’ils forment des ensembles structurés et «fermés»] sont imperméables l’un à l’autre». En fait, Meillet lui-même nuançait son affirmation et précisait «qu’on ne peut pas dire que tout emprunt phonétique ou grammatical soit impossible». A Meillet toujours, qui disait qu’il n’y a «pas d’exemple qu’une flexion comme celle de j’aimais-nous aimions ait passé d’une langue à l’autre», les descriptions d’aujourd’hui opposent maints exemples tels que l’adoption par le hongrois d’un futur périphrastique du modèle allemand: ich werde schreiben ; ou la présence en istro-roumain, langue romane, de racines verbales latines telles que durmi (dormir) ou tor face="EU Caron" カe (tordre, filer) qui se voient affectées de préverbes d’origine slave destinés à marquer l’aspect verbal dit perfectif, catégorie morphologique inconnue dans les langues romanes: zadurmi , potor face="EU Caron" カe . Ici aussi, au-delà de ces faits intéressants mais superficiels quant à l’action de facteurs sociaux sur les phénomènes linguistiques, le vrai problème serait de pouvoir montrer des corrélations directes entre une structure socioculturelle, l’existence de dieux jumeaux par exemple, et une structure linguistique, la présence du duel opposé au pluriel. De tels faits sont rares, discutables, peu probants.

Syntaxe et société

On pourrait dire la même chose en syntaxe, où les emprunts isolés ne sont pas rares. Ici sans doute, un des faits les plus troublants mais les mieux attestés, ignoré par Jespersen, bien mis en lumière par Benveniste, est l’apparition dans de nombreux groupes linguistiques (africains, amérindiens, sémitiques, indo-européens), à un moment donné de leur développement culturel, de la subordonnée relative. Cette structure complexe s’ajoute, et se substitue dans une large mesure, à des structures beaucoup plus simples dans leur fonctionnement syntaxique, représentées par la coordination ou parataxe. Chose non moins troublante, le monème fonctionnel de subordination (un pronom relatif) est né chaque fois, séparément, d’un démonstratif. Il y aurait là un bel exemple de besoin culturel – l’élaboration d’une pensée plus complexe – créant son outil linguistique spécifique.

2. L’ensemble des recherches sociolinguistiques

Sociologie du langage

Si l’on situe l’ensemble aussi vague qu’hétérogène de travaux qu’on qualifie de sociolinguistiques par rapport à la linguistique générale, il est clair qu’une grande partie d’entre eux en sont très éloignés. Ils ne prennent, parfois, en considération aucun fait linguistique plus précis que le simple nom de la langue parlée par tel groupe, et ne font pratiquement jamais référence à quelque théorie grammaticale que ce soit, ni aux problèmes théoriques sur lesquels travaillent aujourd’hui les linguistes (organisation des systèmes linguistiques, formalisation des grammaires, rapports entre syntaxe et sémantique...). Aussi aurait-on pu leur conserver l’appellation ancienne de sociologie du langage.

Malgré l’intérêt de principe que les élèves de Saussure, et notamment A. Meillet, déclaraient porter à la «nature sociale» de la langue, linguistique et sociologie sont restées, ici, jusqu’à ces derniers temps, très étrangères l’une à l’autre; on ne voit guère que M. Cohen pour s’être vraiment penché sur le problème, mais son livre Matériaux pour une sociologie du langage (1956) dresse surtout un catalogue programmatique, et c’est aux États-Unis que les différents domaines qu’il énumère seront explorés. Là-bas, d’ailleurs, le Français A. Martinet, qui s’intéresse à la diversité linguistique, joue un rôle certain comme maître de U. Weinreich, dont le livre Languages in Contact (1951) est un des premiers textes importants où un linguiste théoriquement armé se préoccupe de l’influence des conditions extralinguistiques sur les structures linguistiques elles-mêmes. Cet auteur sera le maître de W. Labov, figure centrale des recherches sociolinguistiques, dont il explore toutes les grandes directions sans jamais cesser de se définir comme linguiste. Mais ce sont les travaux menés en Inde d’abord, puis en Afrique, dans les nations nouvellement indépendantes, où les politiques linguistiques se heurtaient à des situations mal connues, qui vont donner le premier grand essor aux recherches sur les rapports entre langage et société, rapports pensés le plus souvent sous le mode de la causalité, parfois réciproque, entre deux entités bien distinctes. On s’intéresse, de façon générale, à la covariation du langage et du social, les uns traitant la société comme un cadre déterminant pour la langue, les autres prenant appui sur les usages sociaux et fonctions sociales de la langue pour éclairer la structure sociale. On considère surtout les facteurs sociaux majeurs et leur interaction avec les langues et les dialectes; on étudie le déclin et l’assimilation des langues minoritaires, l’apparition d’un bilinguisme stable, la standardisation d’une langue devenue nationale.

La diversité linguistique dans une communauté

Un des premiers domaines explorés a été la diversité linguistique: description des sociétés complexes d’Asie du Sud-Ouest (travaux de Gumperz), par exemple, où il est très fréquent de rencontrer plusieurs langues distinctes, et parfois nullement apparentées, dans ce qu’on doit pourtant considérer comme une communauté unique, sur la base de la densité des relations sociales, et des découpages administratifs et politiques. Les situations de multilinguisme, multidialectalisme, ou simplement de bilinguisme, posent des questions difficiles, dues souvent aux relations hiérarchiques complexes entre les idiomes vernaculaires, les langues standards régionales et la langue standard nationale officielle – contradictions étroitement liées aux problèmes de la structure sociale (castes, par exemple). De là un nombre considérable de recherches portant sur la typologie des situations linguistiques; sur les attitudes sociales envers la langue; sur la planification linguistique et toute autre application à l’éducation. C. Ferguson, J. Gumperz et J. Fishman notamment ont avancé des concepts descriptifs devenus d’usage courant: distinction entre bilinguisme et diglossie (situation d’inégalité sociale et institutionnelle entre deux langues coexistant dans une même communauté, un cas bien connu étant le rapport entre arabe classique et arabe dialectal; mais existe-t-il des bilinguismes absolument égalitaires?); notion de répertoire verbal d’une communauté, représentant l’ensemble de ses ressources linguistiques spécifiques, alors que les limites de l’emploi d’une langue donnée ne coïncident pas nécessairement avec celles d’un groupe social ou national; concept de patriotisme linguistique utilisé d’abord pour décrire le rapport à leur langue d’origine des communautés d’immigrants aux États-Unis, etc.

Ces travaux ont montré que, contrairement à une image courante, c’est l’unilinguisme et l’homogénéité linguistique qui sont l’exception et le bilinguisme (ou multilinguisme) la règle. Ils ont fait apparaître, également, qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre la parenté structurale des langues en cause et l’unification de la communauté: l’hindi et l’urdu, les deux langues standards en concurrence dans le nord de l’Inde, sont grammaticalement très proches, comme le sont en Yougoslavie le serbe et le croate, mais leurs locuteurs respectifs les considèrent dans l’un et l’autre cas comme des langues séparées (ce qui va jusqu’à affecter l’intelligibilité mutuelle); en revanche, bien des Alsaciens de langue maternelle germanique considèrent le français comme leur langue.

Les expériences de psychologie sociale de W. Lambert sur l’évaluation sociale des langues par des bilingues du Québec ont apporté des précisions nouvelles sur les attitudes envers le langage, d’où il ressort, par exemple, que les locuteurs de variétés linguistiques socialement et politiquement dominées partagent souvent inconsciemment le jugement négatif porté sur leur langue propre par des locuteurs de la langue dominante. La communauté linguistique n’apparaît plus alors comme un ensemble de locuteurs usant des mêmes formes linguistiques, mais reconnaissant la même norme linguistique ce que confirment, dans une tout autre situation, les travaux de W. Labov à New York.

Différenciation linguistique et division sociale

L’étude des interactions entre langue et structure sociale s’est particulièrement développée au sujet des situations d’unilinguisme, où les différents dialectes repérables ne sont pas des systèmes séparés et relativement autonomes mais les différentes variétés régionales et sociales dont l’ensemble forme la langue commune. Celles-ci ont donné lieu à la prise en compte d’éléments linguistiques beaucoup plus précis. C’est W. Labov qui renouvelle ces questions, dans son travail sur un changement phonétique en cours de réalisation dans un dialecte régional de l’américain (dans l’île de Martha’s Vineyard, 1962); par une observation directe de la langue et de la communauté, il démontre qu’on ne peut saisir ni expliquer l’évolution en question sans la relier à des «motivations sociales» clairement identifialbes. Il ruine par là les prétentions de la linguistique diachronique à rendre compte de l’évolution linguistique par la seule «causalité structurale» (déséquilibres internes aux systèmes phonologiques), tout en transformant la pratique dialectologique par l’intervention d’une analyse sociologique permettant de corréler des aspects de la structuration sociale (position, mobilité et espérances sociales des locuteurs) et la distribution d’une variable linguistique dont les locuteurs n’ont pas même conscience. L’étude de la covariation systématique entre éléments linguistiques et facteurs sociaux tels que l’âge, le sexe ou la classe socio-économique des locuteurs, et parfois également des interlocuteurs, donna lieu à nombre de recherches. R. Brown et A. Gilman examinent la distribution et la signification sociale de l’emploi des pronoms «tu» et «vous» (et leurs équivalents dans diverses langues), qu’ils nomment «les pronoms du pouvoir et de la solidarité». On voit surtout apparaître les grandes enquêtes de dialectologie urbaine inaugurées par l’ouvrage de W. Labov sur la stratification sociale de l’anglais dans la ville de New York (1966), bientôt suivi de travaux du même type sur Detroit, Chicago, Montréal ou Norwich. À partir d’une très vaste enquête par interviews auprès d’un échantillon aléatoire (construit par des sociologues) de la population du Lower East Side, il examine la distribution sociale de variables phonologiques (comme la prononciation du r et du th ) et établit la covariation des données linguistiques et des données sociales à l’échelle d’une communauté si large que rien de tel ne paraissait possible. Ce type d’enquête fondée sur une sociologie stratificationnelle et quantitative ne permet pas l’observation de la langue parlée spontanément entre locuteurs de la communauté, mais elle démontre la possibilité d’utiliser la variation linguistique comme indice sensible à de nombreux processus sociaux; Labov montre, par exemple, comment l’insécurité linguistique des membres de la «lower middle class» (couche inférieure des classes moyennes) induit des conduites d’hypercorrection qui sont des facteurs de changement linguistique. De façon générale, ces travaux prouvent ce que chacun éprouve, hormis peut-être certains linguistes, à savoir que la langue n’a pas pour seule fonction sociale la communication, mais des fonctions liées à la distinction sociale, la hiérarchisation sociale, et toutes les contradictions sociales.

Dans une tout autre perspective et avec de tout autres méthodes (expériences, tests), le psychosociologue B. Bernstein étudie également le langage et les classes sociales. Cherchant à analyser les contraintes que le groupe et les conditions sociales imposent au discours, il a élaboré la fameuse «théorie des deux codes sociolinguistiques» (code restreint des classes inférieures, code élaboré des classes supérieures); il a voulu montrer que l’appartenance à telle classe sociale détermine des différences dans le développement cognitif et les modes de pensée, différences que les façons d’user du langage manifestent et renforcent. Ces thèses ayant reçu aux États-Unis une utilisation d’inspiration raciste, W. Labov y a répliqué (La Logique de l’anglais non standard ) en illustrant notamment le manque de consistance linguistique de ce genre d’analyses. Dans le même sens, étudiant l’échec de l’apprentissage scolaire de la lecture par les enfants du sous-prolétariat noir, il démontre à ceux qui voulaient l’expliquer par les différences structurales entre anglais standard et non standard que «les causes majeures de cet échec sont les conflits politiques et culturels à l’intérieur de la classe d’école, conflits symbolisés par les différences dialectales».

Ethnographie de la communication

Une autre direction des recherches sociolinguistiques se fonde sur l’étude du langage en tant que comportement social et culturel. Les liens entre linguistique et anthropologie sont anciens tant aux États-Unis avec F. Boas et F. Sapir, qu’en Grande-Bretagne avec B. Malinowski et J. R. Firth. Il n’est pas étonnant que ce soit un anthropologue. D. Hymes, qui ait le premier proposé explicitement de compléter la classique linguistique de «la langue» par une linguistique de l’utilisation de la langue: une linguistique de la parole en tant que celle-ci est, comme la langue, un système gouverné par des règles, une véritable compétence de communication dont la description et l’analyse relèvent de ce qu’il a appelé une ethnographie de la parole et, plus généralement, si l’on y inclut des aspects non verbaux (indices paralinguistiques, gestes), une ethnographie de la communication . La compétence de communication est définie comme «ce que le locuteur a besoin de savoir pour communiquer effectivement dans des contextes culturellement significatifs», la notion centrale étant «la qualité des messages verbaux d’être appropriés à une situation, c’est-à-dire leur acceptabilité au sens le plus large» (J. Gumperz et D. Hymes). L’unité de base de cette étude ethnographique est l’acte de discours ou acte de parole (speech event ), dont on isole certains types spécifiques comme les conduites linguistiques routinisées (salutations, politesse) ou les «genres» de l’art verbal dans un contexte culturel donné, comme les «échanges ritualisés d’insultes», analysés par W. Labov dans la communauté des adolescents de Harlem; on cherche à décrire le système des principes, des stratégies et des valeurs qui guide la production et l’interprétation du «sens social» des actes de parole dans un cadre culturel et social donné. Les descriptions empiriques particulières se sont multipliées: elles portent sur les sociétés les plus diverses du monde entier (Philippines ou Burundi, mais aussi Norvège), tandis que D. Hymes ou S. Ervin-Tripp tentaient de formuler un cadre théorique, pour l’établissement de règles du comportement linguistique, en s’inspirant d’abord du modèle structural puis du modèle génératif, sans résultats très convaincants.

Analyse du discours

Ces recherches sur la structure et les fonctions de l’activité de parole se réclament de la tradition de B. Malinowski, qui avait souligné la fonction pragmatique du langage dans les sociétés primitives (par opposition à la fonction référentielle toujours privilégiée par les linguistes). Ce n’est peut-être pas une simple coïncidence si leur développement est concomitant avec celui de la philosophie du «langage ordinaire» illustrée par les travaux de J. Austin (lui-même héritier de Malinowski, par l’intermédiaire de J. R. Firth) et Searle sur les actes illocutoires, et avec l’essor consécutif de tout le courant linguistique intégrant la pragmatique à la sémantique, auquel on peut rattacher les préoccupations des théoriciens de la sémantique générative comme G. Lakoff sur les «postulats de conversation» et les présupposés situationnels. Mais ce rapprochement ne doit pas cacher la distance entre l’examen intuitif des «actes de langage» (speech acts ) et l’étude empirique des «actes de parole» conçue essentiellement dans le cadre d’un échange interactionnel entre deux locuteurs spécifiés.

L’attention portée à l’acte même de communication verbale entre interlocuteurs a permis de faire passer la conversation au premier plan de l’étude sociolinguistique; c’est sur ce terrain que se fait l’apport des nouvelles tendances de la sociologie américaine: interactionnisme (E. Goffman), ethnométhodologie (H. Garfinkel) et toutes les formes de microsociologie quantitative des stratificationnalistes. L’étude de l’utilisation du langage dans l’«interaction conversationnelle» va être poussée beaucoup plus en détail et de façon plus systématique. H. Sacks et E. Schegloff, étudiant par exemple des enregistrements de débuts ou de fins de conversations téléphoniques, ou les phénomènes de reprises et d’autocorrection dans la conversation naturelle, ont les premiers dégagé et commencé à éclairer quelques problèmes fondamentaux. S’intéressant à la structure sociale de l’activité de conversation (ils parlent de «syntaxe sociale»), ils analysent notamment les principes d’enchaînement des énoncés dans la conversation, cherchant à poser des règles d’enchaînement. Ces travaux portent sur des aspects de l’«interaction conversationnelle» et jamais sur une conversation tout entière; le contexte social n’est pas analysé. En revanche, D. Fanshel et W. Labov consacrent un ouvrage à l’étude complète d’une conversation de quinze minutes entre une psychothérapeute et sa patiente. Partant d’une définition sociale de la situation, ils mènent une analyse complète du matériel linguistique et tentent d’étendre la théorie linguistique au-delà du cadre de la phrase jusqu’à la conversation comme un tout. Distinguant entre «ce qui est dit» et «ce qui est fait», ils mettent au jour la structure hiérarchique des propositions et des «actes de langage»: l’enchaînement conversationnel ne doit pas être cherché au seul niveau des énoncés de surface mais à celui d’actes de langages abstraits (demandes, assertions, refus), les deux plans étant reliés par des règles d’interprétation et de production.

Linguistique variationniste

Tous ces travaux se proposent des objectifs différents de ceux de la linguistique courante. Mais on classe encore dans l’ensemble sociolinguistique des recherches qui ne se préoccupent pas de la structure sociale mais seulement des structures linguistiques pour peu que leur objet spécifique impose une enquête de terrain et la considération des variations: dialectologie, géographie linguistique, pidginisation et créolisation, branches reconnues de la linguistique mais délaissées par les théoriciens. Ces champs marginalisés ne doivent cependant pas être confondus avec les recherches qui nous paraissent relever de la sociolinguistique comme discipline: celles qui se donnent, par définition et en pratique, l’objectif même de la linguistique générale; l’étude scientifique de la langue, la construction de grammaires formalisées, et qui, refusant de le faire au prix de l’appauvrissement considérable de l’objet, la langue, reconnaissent la nécessité de la réflexion sociologique pour atteindre cet objet dans son intégralité et dans son intégrité. La sociolinguistique, prise en ce sens restrictif, est parfois appelée linguistique variationniste, car c’est l’attention aux variations qui la caractérise immédiatement; toutefois, l’étude de variations n’en relève que si elle se fait dans le cadre d’une théorie linguistique armée d’une sociologie, ce qui est loin d’être le cas de toutes les recherches de terrain.

3. La sociolinguistique en tant que linguistique

Cette sociolinguistique concurrente de la linguistique classique se développe depuis une dizaine d’années (recherches de C. J. Bailey, de G. et D. Sankoff) à partir des travaux de W. Labov. «Notre objet d’étude, écrit ce dernier, est la structure et l’évolution du langage au sein du contexte social formé par la communauté linguistique. Les sujets considérés relèvent du domaine appelé ordinairement linguistique générale (phonologie, morphologie, syntaxe et sémantique), ainsi que les problèmes théoriques que nous soulevons: la forme des règles linguistiques, leur combinaison en systèmes, la coexistence de plusieurs systèmes et l’évolution dans le temps de ces règles et de ces systèmes. S’il n’était pas nécessaire de marquer le contraste entre ce travail et l’étude du langage hors de tout contexte social, je préférerais dire qu’il s’agit tout simplement de linguistique.»

L’objet et les données de la linguistique

La sociolinguistique mène, dans sa pratique même, une polémique de nature épistémologique avec la linguistique contemporaine, dont elle adopte pourtant le cadre formel, à partir des questions suivantes portant sur l’intégralité et sur l’intégrité de l’objet de la science linguistique: la variation appartient-elle à la structure de la langue? Une enquête excluant la variation peut-elle produire un objet qui ne soit pas un simple artefact?

Le dialectologue suisse A. Gauchat, étudiant en 1906 L’Unité phonétique dans le patois d’une commune , concluait que cette unité y était nulle et que pourtant on n’y rencontrait rien d’individuel, les variations étant régulièrement distribuées selon l’âge et le sexe. Il avait remarqué aussi que si deux personnes enquêtaient séparément au même lieu, elles obtenaient des résultats différents. Il faudra plus d’un demi-siècle pour que des linguistes tirent des conclusions théoriques de ces deux faits: les variations linguistiques ne sont pas (ou: pas toutes) individuelles, mais «socialement instituées» et elles sont observables à l’enquête sociologique; les faits observables sur lesquels doit se construire l’étude scientifique de la langue, les «données» linguistiques sont fragiles et modifiés par l’observation. Car, au même moment, F. de Saussure, qui insistait sur le caractère de «fait social», d’«institution sociale» de la langue , posait la distinction langue-parole que toute la linguistique structurale allait entendre comme une injonction à négliger toutes les variations, comme individuelles et, donc, hors système, tandis que l’unité de la langue dans une communauté semblait aller de soi. Cette sociologie implicite du consensus social semble dominer toute la linguistique moderne. Reprenant à sa manière l’opposition saussurienne, Chomsky fonde la théorie et la pratique de la grammaire générative, qui est la linguistique dominante aux États-Unis dans les années où se constitue la position sociolinguistique, sur l’affirmation que «l’objet premier de la linguistique est un locuteur-auditeur idéal appartenant à une communauté linguistique complètement homogène». L’idéalisation en question est considérée comme la condition même du caractère scientifique de la linguistique. La sociolinguistique ne discute pas la nécessité d’abstraire, caractéristique de toute science, mais elle conteste radicalement que l’idéalisation chomskyenne soit l’abstraction nécessaire à la linguistique pour construire son objet, qui en est, tout au contraire, appauvri, mutilé, déformé. Car toute communauté est nécessairement hétérogène et la langue est structurée-structurante de cette hétérogénéité: la grammaire, serait-elle celle d’un seul locuteur-auditeur, est structuralement hétérogène et intègre la variabilité en tant qu’elle est gouvernée par des règles. Ainsi la sociolinguistique n’oppose pas à la linguistique un objet «concret» contre un objet «abstrait», l’empirie contre la théorie; mais elle s’impose que les faits construits par abstraction demeurent des faits constatables.

L’exigence d’homogénéité entraîne une conséquence très forte pour la pratique de la linguistique: l’abandon de toute observation du langage qui propose inévitablement l’hétérogénéité (la variation) à l’intérieur de la même langue. Les structuralistes pratiquaient l’observation avec prudence, se contentant d’interroger un ou deux «informateurs» à qui on demandait une neutralisation de leurs particularités. Chomsky radicalise la méthode: les données de la linguistique, ce sont les jugements portés par les locuteurs natifs sur l’appartenance des phrases qu’on leur propose à la grammaire de la langue. C’est l’intuition qui est censée juger, et chargée donc d’homogénéiser la langue. La sociolinguistique réplique que la réalité sociale de la langue et l’existence, en particulier, d’une langue légitime écrite enseignée normativement laissent penser qu’il risque de s’agir davantage de l’intuition de la norme que de l’intuition de la langue parlée dans la communauté; si un jugement de ce type se révèle nécessaire, les modalités sociales devraient en être sévèrement contrôlées, la procédure excluant de toute façon toute enquête sur un dialecte dominé. D’ailleurs, la solution était insuffisante: les locuteurs natifs varient dans leurs jugements. En conséquence, le linguiste en est réduit à ne retenir que ses propres jugements, dont il affirme qu’ils représentent «son dialecte» (ce qui a pour premier effet de limiter la linguistique à l’étude des langues maternelles des linguistes). Un des grands problèmes actuels de cette linguistique est que la discussion ne peut même pas s’engager entre orthodoxes et dissidents du chomskysme, chaque camp rejetant les «donnés» sur lesquelles l’autre fonde son argumentation, bien que, d’un point de vue sociolinguistique, les uns et les autres soient locuteurs du même «dialecte universitaire» de l’anglais...

L’enquête

La sociolinguistique se construit sur le refus d’une pratique aussi aveuglée sur elle-même. Elle constate que l’hétérogénéité linguistique est hiérarchisée et inséparable des divisions et rapports de forces sociaux. Désireuse d’étudier la langue, elle recourt à l’observation directe de l’activité linguistique entre membres de la communauté, mais elle sait que l’observation elle-même n’est pas une technique neutre et qu’elle peut modifier l’observable. Elle tente d’avancer une véritable théorie de l’enquête, menant une double analyse sociologique: sur l’observable et sur l’observation elle-même, objectivant la position sociale de l’observateur quant à la langue et contrôlant ainsi la relation d’enquête elle-même; on obtient des données socialement spécifiées quant à leurs conditions de production.

La variation

La linguistique reconnaît l’existence de variations historiques, géographiques, sociales et stylistiques : mais elle prétend éudier un niveau de langue invariant. À Martha’s Vineyard, à New York, Labov montre que les variations sociales de la langue sont aussi structurées linguistiquement que socialement; il démontre aussi que les autres variations relèvent également de la socialisation incontournable de la langue. Ses études quantitaives prouvent que la variation stylistique est l’expression d’une relation sociale: elle est liée au degré de «surveillance» que le locuteur porte à son propre langage, surveillance qui traduit le poids de la norme linguistique selon les conditions sociales de production du discours; ainsi le style non surveillé n’apparaît qu’entre égaux linguistiques, et l’intervention d’un enquêteur fait aussitôt varier le style. Ces constatations ont conduit Labof à une enquête très différente de son travail sur la stratification sociale de la langue: l’étude de la langue vernaculaire des bandes d’adolescents noirs de Harlem (Le Parler ordinaire ). Ce vernaculaire (dialecte propre des égaux, unistyle par définition) impose la disparition de tout enquêteur étranger au groupe et le recours à un observateur-participant qui recueille les données. Ce matériel lui permet de mettre en évidence un fait ignoré, et notamment par ceux qui prétendent observer leur propre dialecte par introspection: quand on neutralise tous les paramètres sociaux, contextuels et individuels de la variation, on rencontre encore au sein d’un même dialecte unistyle une variation inhérente systématique, présente donc dans n’importe quel objet d’étude linguistique. Labov en propose un traitement formel par des règles variables s’intégrant dans le système de règles transformationnelles de la grammaire générative, et fondées sur un traitement probabiliste des données quantitatives. Ce modèle peut décrire toutes les sortes de variations, comme le montre Labov qui l’applique aussi bien au changement linguistique qu’à l’étude de l’acquisition du langage, forme par excellence et pourtant méconnue du changement linguistique et de la variation. La variation inhérente met au premier plan un problème très général: le rapport entre grammaire de l’auditeur et grammaire du locuteur; la variation inhérente est sans doute le lien entre les deux, la trace permanente de l’hétérogénéité de la langue commune au sein de la relativité homogénéité de la langue propre du locuteur. C’est une des tâches de la linguistique que de construire des grammaires proposant des solutions à ce problème, de même qu’elle doit étudier les rapports structuraux entre tous les différents sous-systèmes de la langue.

Perspectives

Les travaux de Labov ont permis à la sociolinguistique de se fonder comme linguistique. Tous les domaines de la discipline lui sont ouverts, et notamment la sémantique où la part croissante des recherches pragmatiques et l’intérêt porté au discours favorisent la prise en considération de ses thèses propres. Il lui reste à assurer son fondement sociologique. La sociolinguistique s’est développée aux États-Unis en empruntant successivement et parfois simultanément à toutes les écoles de la sociologie américaine. Les propositions sur la sociologie du langage avancées par P. Bourdieu dans le cadre général de sa sociologie des biens symboliques pourraient fournir la base de la théorisation nécessaire : il montre que la langue non spécifiée de la linguistique est toujours préconstruite, dominée par la langue légitime , que la compétence linguistique peut être pensée socialement comme capital symbolique , que les variations doivent être rapportées au marché des biens linguistiques et à la violence symbolique qui préside à son économie; le concept d’habitus linguistique (système de dispositions socialement structurées et structurantes, qui règle l’acquisition et l’utilisation du langage) paraît nécessaire à tout traitement sociolinguistique du rapport entre la grammaire mise en œuvre dans l’audition et la grammaire mise en œuvre dans la locution par un même sujet.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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